LE SEXE, PREMIÈRE PARTIE DU PLAISIR ?
Christian-Jaque, François Ier(1937)
Voyageur dans le temps, Honorin (Fernandel, à g.) introduit le Petit Larousse à la cour de François Ier
POUR LE PLAISIR DE SEXE-PLIQUER
À quoi sert le sexe ? (se) demande donc Marcela Iacub, dans sa chronique du 11 juillet 2014, dans Libération, puisqu’à tout prix il faut que cela serve, balayant le spectre du service à la servitude. « À lui de nous dire ce qu’il en est de nous. » disait Foucault dans « L’Occident et la vérité du sexe » en 1976, ce qui semble effectivement une manière plus intéressante d’aborder la question. Si le point de départ de Iacub semble rejoindre le texte de Foucault : « Mais on me dira aussitôt : ’Ce grand tapage autour du sexe, ce souci constant, n’a tout de même eu, jusqu’au XIXe siècle au moins, qu’un objectif : interdire le libre usage du sexe.’ Certes, le rôle des interdits a été important. Mais le sexe est-il d’abord et avant tout interdit ? Ou bien les interdits ne sont-ils que des pièges à l’intérieur d’une stratégie complexe et positive ? », elle s’en éloigne très rapidement. Le sexe servait autrefois à faire des enfants, explique Iacub, le plaisir n’interviendrait comme injonction que depuis peu, injonction paralysante s’il en est.
L’un des problèmes majeurs posés son texte, tout comme son double publié dans le magazine masculiniste Lui, n°7, (30 avril 2014) intitulé « Notre plaisir compte pour du beurre » —sous-titre : en envisageant son action sous le seul prisme du consentement, le féminisme se fait l’allié objectif du machisme qu’il prétend combattre—, est l’absence totale d’inscription historique, de références, de citations.
Par exemple elle avance : « Ainsi, au XVIIIe siècle, coucher avec des hommes (crime puni en principe du bûcher) était une véritable mode chez les hétérosexuels mâles. » Problème : l’invention de l’hétérosexualité remonte au XIXème siècle. Les premières occurrences des termes « homosexuel » et « homosexualité » sont attribuées à Karl-Maria Kertbeny en 1869 (David Halperin, One Hundred Years of Homosexuality: And Other Essays on Greek Love, 1990). Kertbeny désigne alors l’hétérosexualité comme « Normalsexualität ». L’adjectif « hétérosexuel » n’apparaît dans aucune publication avant 1880, qui plus est en langue allemande. Les deux termes ont été plus largement popularisés ensuite par Krafft-Ebbing dans Psychopathia Sexualis en 1886.
C’est sur ce fait précis, c’est-à-dire la première apparition du mot « homosexualité » à la fin du XIXème que s’ouvre justement Épistémologie du placard d’Eve Kosofsky Sedgwick (1990 en anglais, 2008 en français). Le terme d’hétérosexualité est donc né de celui d’homosexualité comme Ève de la cuisse d’Adam. Karl-Maria Kertbeny se battait à l’époque avec ferveur contre les lois anti-sodomie, l’appellation de Normalsexualität n’était donc pas à l’origine normative à ses oreilles. Mais la dérive a bien eu lieu.
Gayle Rubin rappelait judicieusement dans « Penser le sexe, Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité » (1984) que : « La nouvelle école d’étude du sexe a apporté un souci bienvenu de n’utiliser les termes sexuels qu’en fonction de leurs contextes historique et social propres, ainsi qu’un scepticisme du meilleur aloi envers les généralisations abusives ». Certes ces conceptions généralisatrices sur le sexe ont acquis leur autonomie ainsi que le rappelle Rubin et leur persistance ne se raccorde plus à la religion chrétienne qui tenait le sexe pour fondamentalement négatif et rachetable à des fins de procréation. « Notre société se dit émancipée de la religion qui l’étouffait de cette contrainte absurde. » explique Iacub, mais l’on perçoit maintenant les signes d’une résurgence chrétienne ne serait-ce qu’en lisant les textes de Beatriz Preciado pas plus loin qu’entre les mêmes pages accueillant ceux de Iacub. « Depuis quarante ans en Occident, le féminisme a mis en marche un processus de décolonisation de l’utérus. L’actualité espagnole montre que ce processus est non seulement incomplet, mais encore fragile et révocable. » (Beatriz Preciado, « Déclarer la grève des utérus », Libération, 19 janvier 2014).
Marcela Iacub avance la présence d’une bascule qui aurait relégué au second plan la procréation pour dégager la notion de plaisir, qui primerait aujourd’hui, départie de toute pression religieuse, comme une obligation à jouir fortement incapacitante : « C’est pourquoi on claironne que le sexe sert à éprouver du plaisir. Et l’on s’en vante. Or, la collectivité ne s’intéresse pas à garantir un tel résultat. ». La société, enfin plus précisément la société capitaliste n’a que faire du jouir mais se base plus volontiers sur le désir puisqu’ il actionne la machine à billets. Dans son texte publié dans lui elle va plus loin en disant que nos institutions devraient être pourvues d’écoles « dans lesquelles on apprendrait aux femmes à atteindre le plaisir maximal ». Selon elle les féministes seraient restées bloquées au stade du consentement à l’acte, leur interdisant tout plaisir voire rejetant le plaisir comme potentiellement dangereux. (« Elles redoutent qu’une population de femmes trop attachée à son plaisir ne devienne une horde de dévergondées. »). C’est passer à la trappe tout un pan du féminisme, celui des féministes pro-sexe. Pour Iacub il n’y a qu’un seul féminisme et non plusieurs. Ce raccourci permet cette énonciation étrange et cette prise de position hors-champ, parfaitement adapté au lectorat de Lui.
On ne s’empêchera pas de préciser en citant Preciado que « La notion de féminisme fut inventée en 1871 par le jeune médecin français Ferdinand-Valère Fanneau de La Cour dans sa thèse doctorale ‘Du féminisme et de l’infantilisme chez les tuberculeux’. Selon l’hypothèse scientifique de Ferdinand-Valère Fanneau de La Cour, le ‘féminisme’ était une pathologie qui affectait les hommes tuberculeux, produisant, comme un symptôme secondaire, une ‘féminisation’ du corps masculin. […] Un an après la publication de la thèse de Ferdinand-Valère Fanneau de La Cour, Alexandre Dumas fils, reprend, dans un de ses pamphlets, la notion médicale de féminisme pour qualifier les hommes solidaires de la cause des ‘citoyennes’, mouvement de femmes qui luttent pour le droit au vote et l’égalité politique. » (Beatriz Preciado, « Féminisme amnésique », Libération, 9 mai 2014).
L’absence de contexte historique et l’amnésie dénoncée par Preciado est au cœur de cette question du plaisir. Le sens appliqué en couche généreuse et transhistorique de termes comme « hétérosexualité », « homosexualité », « féminisme » ou « prostitution », nés et formés à la fin du XIXème siècle, ont contribué à normaliser, biologiser et médicaliser la sexualité autant que les identités sexuelles. Si l’identité sexuelle ne se rapporte pas aux organes, la sexualité non plus. Cette concentration génitale est à mon sens la clé de l’évacuation du plaisir évoquée par Iacub. Alors à quoi sert le sexe, eh bien à penser. C’est en repensant le sexe qu’on retrouvera du désir et du plaisir que l’on s’appuie sur Deleuze ou sur Foucault mais surtout sur des auteur•es de tous les champs, sur celles et ceux qui s’en saisissent et ne choisissent pas de créer des camps distincts au sein desquels il suffirait de s’affirmer pour ou contre la prostitution ou pour ou contre la pornographie. Il faut privilégier une « variété sexuelle anodine » selon les termes de Gayle Rubin.